Musiques savantes et musiques populaires pour le temps de Noël

CD : Un soir que les bergers - Noëls anciens et modernes (2008) EPUISE

16 titres - Durée : 53'04 -Studio SM VN 306D

                    Cd soir que les bergers copie1                     

Extrait plage 09 :  Un grand éclair embrase les collines de Marie-Virginie Delorme  

 

Marie-Virginie DELORME, article extrait du livret de CD

Comme la vie quotidienne est rythmée, depuis la nuit des temps, par l’alternance du jour et de la nuit, de celle des saisons avec leurs paysages, leurs couleurs et leurs odeurs caractéristiques, l’année liturgique est construite par un diptyque formé de la fête de Noël en regard avec celle de Pâques. Ces deux sommets de la tradition chrétienne, tous deux célébrés au cours d’une nuit, ont perpétuellement nourri la création artistique. Les pièces collectées dans ce disque proposent un voyage musical dans le cycle de Noël, qui nous prépare déjà au temps pascal :

 

Tout l’univers, en marche avec les rois,

Tressaille sous l’Esprit,

Pour adorer offerte et vulnérable,

L’humanité de Dieu

Dans le corps d’un enfant 1

 

Dans la première partie de l’enregistrement, les harmonies de Christian Villeneuve nous accompagnent au cœur du mystère de la nuit de Noël : Devant le feu, chantons jusqu’à méneu2 « Ce thème de la nuit est très présent à travers toute la Bible, mais comme une réalité ambivalente. Tout d’abord en effet, la nuit apparaît redoutable comme la mort. Car, quand disparaît la lumière du jour, alors surviennent les terreurs, et les puissances du mal déploient leur activité. […] Mais la nuit peut être également un temps de prière et de rencontre, voire de fête […] (Is 30, 29). Et tout comme le jour célèbre la louange de Dieu, chaque nuit transmet à la nuit suivante le message de sa grandeur : “ le jour au jour en livre le récit et la nuit à la nuit en donne la connaissance ” (Ps 18, 3). Car si la nuit est redoutable parce que le jour y meurt, elle doit cependant, à son tour, céder la place au jour qui vient » 3. Tous les personnages de la crèche – tous les santons, tels que les ménestriers, les chantres, les bergers – s’animent pour participer à la louange de la naissance du nouveau-né, du poupon, dans un métissage entre la tradition orale et une écriture musicale aux inflexions contemporaines. 

Les pièces de C. Villeneuve présentées ici proviennent pour l’essentiel du recueil des Noëls populaires pour chœur 4Il s’agit de nouvelles harmonisations de mélodies populaires qui ont traversé les siècles (du XVIe à nos jours) de bouche en bouche 5, en sillonnant diverses provinces de France (Béarn, Bourgogne, Bresse, Bretagne, etc.).

L’histoire du Noël Douce Vierge Marie rend bien compte des ramifications complexes qui relient les musiques populaires avec les musiques dites savantes. L’existence de ce poème serait attestée dès 1575. Sa mélodie est connue à Sienne dès le XVe siècle, sous les paroles de la chanson Une jeune fillette, qui conte les souffrances d’une jeune fille placée au couvent contre son gré. Certaines tournures mélodiques ne sont pas non plus sans analogies avec celles de la chanson paillarde Il estoit une fillette (1520) de C. Janequin. A l’époque, il était courant qu’une mélodie soit adaptée à différents textes, dans un brassage de création permanente où le clivage entre profane et religieux n’existait pas. Cette mélodie a fait le tour de l’Europe : on la retrouve dans la Partite sopra l’Aria di Monicha de G. Frescobaldi, également dans la Fantaisie sur Une jeune fillette de E. Du Caurroy (1610) – deux pièces du répertoire de l’orgue –, ou encore en filigrane dans la mélodie de choral Von Gott Will ich nicht lassen. La mélodie originale fut collectée et publiée à Paris en 1576 par J. Chardavoine dans Le recueil des plus excellentes chansons en forme de voix de ville tirées de divers auteurs et poètes français tant anciens que modernes.  

Selon M. Mersenne, « la chanson que l’on appelle le vaudeville est le plus simple de tous les airs. » 6 Il s’agit d’une chanson syllabique (une note par syllabe) de forme strophique, sans mesure définie, s’adaptant au rythme du texte, loisir musical à la portée de n’importe quel artisan. C’est cette ambiance de chanson urbaine, au coin des rues 7, de caractère léger, que C. Villeneuve recrée lorsqu’il fait entendre la première phrase de chacune des strophes de Douce Vierge Marie à la voix de soprano solo. Puis les autres voix se greffent en accompagnement, bouche fermée, avec des tenues qui évoquent un bourdon instrumental, tel qu’on pouvait l’entendre sur une vièle par exemple, mais en utilisant un conglomérat harmonique sophistiqué de trois sons.

Les Noëls populaires de C. Villeneuve sont composés pour chœur a capella, de trois à cinq voix mixtes, ce qui n’exclue pas une participation instrumentale, comme par exemple la présentation du thème de Douce Vierge Marie réalisée au violoncelle, en guise de prélude au chant. Sainte nuit pour les bergers, sur la mélodie de Joseph est bien marié, est ponctué de versets improvisés à l’orgue. Ailleurs, Un soir que les bergers est introduit par le violon, tandis que le violoncelle double ponctuellement la partie la plus grave du choeur. Les textes et les mélodies traditionnelles se parent de nouveaux éclairages, dans une écriture qui réalise la synthèse entre le passé et le présent, en combinant les traditions orale et écrite.

 

La terre a vu la victoire de Dieu fait partie du recueil des Psaumes-chorals 8 de C. VilleneuveDe facture simple, le style de ces pièces « les rattache nettement au choral dans la lignée de C. Goudimel ou de J. Samson »  9. Comme Un enfant nous est né et Aux yeux de Dieu étaient-ils rois de M. Godardcette pièce développe le texte du psaume 97. Ce psaume de louange pour le temps de Noël a fréquemment inspiré les musiciens :

 

Jouez pour le Seigneur sur la cithare,

sur la cithare et tous les instruments ;

au son de la trompette et du cor,

acclamez votre roi le Seigneur !

 

Composé pour chœur à quatre voix avec accompagnement d’orgue, ce psaume-choral joue sur les effectifs musicaux en proposant une alternance entre chorale et assemblée, unisson et polyphonie, au cours des cinq strophes qui utilisent le même timbre mélodique : « A chaque strophe, l’oreille retrouve les mêmes thèmes, cependant que les paroles mènent réellement le jeu » 10.

 

La partie centrale du disque propose une brève anthologie de Noëls de divers compositeurs, de Jehan Alain à Didier Rimaud, en passant par des chorals de tradition anglaise. La voici, la nuit de Dieu, plus proche de notre temps que les Noëls des provinces, est une adaptation française du choral Once in royal David’s city de H. J. Gauntlett (1805-1876) 11, réalisée par C. Duscheneau pour la liturgie de la paroisse de Saint-Séverin à Paris. L’harmonisation de A.H. Mann et D. Willcocks propose une alternative à l’écriture verticale du chœur à quatre voix dans la dernière strophe, réalisée à deux voix avec accompagnement d’orgue, où le thème est présenté à la voix inférieure surmontée d’un contre-chant.

 

C’est Marcel Godard qui nous permet de vivre le passage de la nuit mystérieuse à la joie du jour de Noël, avec des textes et des mélodies nouvelles qui s’inscrivent dans le mouvement de création permanente que suscite la Nativité, dans ce qu’il a de plus banal : « A l’origine, ce mot désignait ce qui appartenait à la collectivité, ce dont chacun pouvait disposer à son tour, le four banal par exemple. Il en va de même avec ce récit de la Nativité recomposé de manière à ce qu’il appartienne en propre à tous ceux qui le chantent. » 12 A la suite de C. Debussy, F. Poulenc et A. Honnegger, entres autres, M. Godard fait partie des compositeurs du XXe siècle qui  ont longuement travaillé la question délicate de la prosodie française : « C’est le mouvement du texte qui est primordial, l’unité sémantique qui doit s’imposer à la musique, avec comme conséquence, la priorité donnée à l’accent expressif, émotif d’attaque qui vient corriger le mécanisme menaçant des appuis rythmiques. » 13 Son ouverture d’esprit l’amenait aussi à conseiller aux jeunes compositeurs d’écouter la place des accents, parfois déroutante, chez G. Brassens ou chez d’autres auteurs emblématiques de la chanson française. Qu’importe le style pourvu que la musique soit bonne !

Le texte de l’hymne Un grand éclair fut envoyé à M. Godard par D. Rimaud à la fin novembre 1987, accompagné d’un message personnel : « Meilleurs vœux de Noël avec reconnaissance et amitiés. » M. Godard répond à l’invitation lancée par son ami : « De passage à Chalais peu avant Noël, j’eus l’idée de mettre en musique les trois strophes de ce poème. Je le fis avec beaucoup de joie, écrivant une musique dans la tradition des noëls provençaux. » 14 Un enfant nous est né met en œuvre une progression harmonique de trois voix égales à cinq voix mixtes. Le thème du refrain circule de la voix supérieure à celles, intérieures, de ténor puis d’alto, jusqu’à la voix de basse pour le 4e refrain, ce qui permet de faire entendre une matière musicale en perpétuelle évolution. C’est peut-être une théologie sonore de l’Incarnation. Excepté dans cette pièce, l’expression de la joie se traduit fréquemment chez M. Godard par l’utilisation d’une mesure ternaire, avec une place importante dévolue à l’orgue. C’est le cas de Aux yeux de Dieu étaient-ils rois, pour la fête de l’Epiphanie, qui demande une registration basée sur le plein jeu et nous conduit jusqu’au terme du cycle de Noël. Ce jour est plein de joie, qui fait alterner les voix d’enfants et l’orgue soliste dans les versets, comporte de nombreuses indications de caractère : Gaiementtendrement, ainsi que des indications de registrations : Plein-Jeumusette etdialogue, en référence aux maîtres de l’orgue français des XVIIe et XVIIIe siècles qui ont si souvent été inspirés par les mélodies de Noëls populaires. De même, l’indication petit chœur pour le second verset, qui forme contraste avec les passages en tutti, semble évoquer de façon lointaine l’opposition de textures présente dans le motet versaillais. Dédiée au noëliste provençal N. Saboly, cette pièce redit le message de la joie lumineuse de Noël dans un langage nouveau, tout en s’inscrivant dans la tradition musicale des siècles passés.

 

Les quelques repères analytiques semés au cours de ce voyage musical, tant historique que géographique, dans la sphère de Noël « veulent simplement rappeler l’existence dans toute œuvre d’un langage symbolique dont la finalité est peut-être d’abord d’évangéliser notre inconscient » 15.

 

Livret du cd Un soir que les bergers, Noëls anciens et modernes...

Studio SM VN 306D, 2008

 

1 D. Rimaud, Un grand éclair, 3e strophe.

2 C'est-à-dire minuit. CfJ’entends par notre rue.

3 M. Righini et F.X. Ledoux, Voix Nouvelles n° 1, p. 19.

4 Ed. Voix nouvelles, Lyon, 2005.

5 « Agréable indiscret, qui, conduit par son chant, Passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant. »  N. Boileau, cité par G. Pernon, Dictionnaire de la Musique, éd. Ouest-France, Rennes, 1992, p. 303. 

6 G. Pernon, op. cit., p. 303.

7 Cf. J’entends par notre rue.

8 Psaumes-chorals volume 1, éd. Voix nouvelles, Lyon, 2001.

9 CfTreize psaumes-chorals pour les temps liturgiques, J. Samson, éd. Cerf-Voix nouvelles, Paris, 2007. Voir aussi le cd Voix nouvelles 302D/Hortus 532. 

10 J. Gélineau, cité par D. Rimaud, dans la présentation des Psaumes-chorals volume 1, C. Villeneuve, 2e de couverture.

11 Organiste londonien à l’origine de modifications sur la tessiture du pédalier, qui ont permis l’interprétation des oeuvres de J.S. Bach en Angleterre. Cf. M. Honegger, Dictionnaire de la musique, Les hommes et leurs œuvres, Bordas, Paris, 1993, p. 459. Les versions originales de La voici la nuit de Dieu et L’enfant qui vient de naître ont été éditées par E. Poston dans The Penguin Book of Christmas Carols, Penguin Books, 1965, p. 11-12 et 45-46.

12 M. Corsi, Voix Nouvelles n° 61, p. 37.

13 M. Godard, lettre à L. Grégoire, juin 1998. Extrait du livret de cd Musique sacrée française du XXe siècle pour chœur d’hommes a capella, Studio SM D 2482, 1995. 

14 M. Godard, cité par G. Marionneau, Voix Nouvelles n° 56, p. 44.

15 G. Marionneau, Voix Nouvelles n° 56, p. 46.

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