Les instruments champêtres et l'orgue

 

Petit livre de variations 2023

 

Marie-Virginie DELORME, préface de l'ouvrage

Aussi surprenant que cela puisse paraître a priori, les instruments champêtres comme le galoubet-tambourin provençal, la cornemuse et la vielle à roue, très en vogue au cours du XVIIIe siècle, entretiennent des liens particuliers avec les instruments à clavier(s) réputés plus savants, comme l’orgue, ce qui entraîne des jeux de miroirs entre leur facture, et par conséquent entre leurs répertoires.

Ce rapprochement s’appuie en premier lieu sur des constats organologiques. Le galoubet est en effet une petite flûte harmonique dont la tessiture et le timbre sont assez semblables à ceux d’un registre de flûte de 2 pieds dans l’instrument à tuyaux. D’autre part, l’orgue et le tambourin partagent une dimension patrimoniale, et présentent tous deux des éléments de décoration sculptés dans le bois. Ainsi, on peut admirer un tambourin provençal doré à la feuille, sculpté sur un panneau du buffet de l’orgue Moitessier (ca. 1850) de l’église de la Madeleine à Martigues (13). Cet engouement pour l’exotisme entraîne aussi l’apparition de petites percussions, considérées comme « turqueries », sur certains instruments à clavier comme le pianoforte viennois (ca. 1800-1840), sur lequel clochettes, cymbale et tambourin sont actionnés par la pédale janissaire ou pédale turque (cf. la célèbre Marche « alla turca » de Mozart composée pour ce type d’instrument). Ce principe devient caractéristique de la facture d’orgue italienne, qui se répand jusqu’en Corse et en Provence, avec des accessoires comme la banda militare, ou les timpani, présents dans la composition de l’orgue Serassi (1807) de la collégiale de Tende (06), ou encore les timbali de l’orgue Piantanida (1818) de la Basilique Notre-Dame des Doms à Avignon (84). La mode champêtre verra aussi la création d’un registre nommé « rossignol », qui permet de faire chanter l’oiseau à l’envi au cours d’une pièce, et dont on peut retrouver un exemplaire sur l’orgue Jullien (1690) de la collégiale de Roquemaure (30). Il est intéressant de noter que certains compositeurs mentionnent expressément l’indication « usignoli » dans leurs œuvres : on la trouve par exemple à plusieurs reprises dans la Sonata per organo a guisa di banda militare che suona una marcia du compositeur toscan Giuseppe Gerardeschi (1759-1815). C’est dans la perpétuation de cette tradition que le facteur d’orgue Pierre Saby installera un véritable tambourin provençal dans le nouvel orgue d’Auriol (13) en 2015.

La cornemuse ou musette (zampogna chez Boismortier), quant à elle, est aussi un instrument à vent et a comme point commun avec l’orgue l’émission d’un son continu, avec pour particularité la présence de bourdon(s). Cette similitude n’avait pas échappé au compositeur Domenico Zipoli (1688-1726) : en effet, sa charmante Pastorale en trois parties, de forme ABA’, comporte une écriture sur bourdon continu au pédalier dans les parties A et A’ et fait figurer de surcroit l’indication « Piva » au début de la dernière partie. La piva n’est rien moins que le nom d’une cornemuse jouée par les bergers de la région Toscane. Le genre de la Pastorale, caractéristique du style champêtre, connait alors un certain succès à l’orgue, dont on peut voir l’empreinte jusque chez Jean-Sébastien Bach (cf. la Pastorella BWV 590).

Enfin, la vielle à roue a pour point commun avec l’orgue la présence d’un clavier. Est-ce un hasard si des compositeurs et organistes célèbres comme Michel Corrette (1707-1795) ou encore Charles Buterne (1710-1760) se sont également illustrés dans la composition de méthodes pour la vielle ?

Quant à l’orgue, qui est de tous temps fréquemment comparé à un orchestre, quoi de plus naturel pour lui que d’imiter les timbres des instruments à la mode ? Que ce soit dans la pratique de l’improvisation, ou dans le répertoire écrit, rien de plus simple en effet que d’imiter le galoubet-tambourin : une mélodie de caractère rythmique dans le registre aigu à la main droite, accompagnée par un ostinato basé sur la répétition de la tonique ou sur un intervalle de quinte (tonique et dominante) à la main gauche, et le tour est joué ! C’est ce que nous pouvons observer dans le Noël provençal de Michel Corrette, qui comporte par ailleurs la mention « tambourin » au début de la pièce. Cette dernière appartient à l’immense répertoire des Noëls pour orgue, un genre qui a proliféré en France durant tout le XVIIIe siècle, et qui marque l’incursion de chants populaires régionaux dans la sphère religieuse et liturgique pour célébrer la fête de la Nativité.

Cette proximité entre les instruments et leurs répertoires aboutit même à l’avènement de formes musicales spécifiques comme le « Noël en tambourin » ou le « Noël en musette » (voir les exemples ci-dessous).

Image1 instruments champetres

Extrait du Journal d’orgue à l’usage des paroisses et communautés religieuses par Monsieur Charpentier N° II. Contenant deux Magnificats [...] où l'on trouvera des Noëls variés. Paris, 1785 de J.-J. Beauvarlet-Charpentier

Dans ce dernier cas, un jeu d’anches douces comme le cromorne est utilisé pour imiter la mélodie de la cornemuse, en association avec la pédale de flûte qui joue le rôle du bourdon.

Image2 instruments champetres

Extrait du Nouveau livre de noëls pour l’orgue et le clavecin [...]. Paris, 1757 de Daquin

Le compositeur lyonnais Marcel-Joseph Godard s’inscrit dans cette longue tradition lorsqu’il compose des variations sur la mélodie du Noël provençal Un pau après lei tempouro de Nicolas Saboly (1614-1675) dans son Petit livre d’orgue (2005). Aussi, quoi de plus légitime que de renvoyer cette pièce vers sa destination originelle, lorsqu’Alain Bravay propose aujourd’hui un nouvel arrangement de ces variations pour le galoubet-tambourin ? C’est dans ce mouvement perpétuel de migration des répertoires populaires entre les instruments que la première partie de cet ouvrage propose de nouveaux arrangements pour galoubet-tambourin sur des Noëls issus du répertoire de l’orgue, en allant emprunter les pièces les plus adaptées à des compositeurs comme Jean-Jacques Beauvarlet-Charpentier, Michel Corrette ou encore Claude-Bénigne Balbastre.

Paru en mai 2023.
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